Chapitre 14



Dans lequel Antoine survit à un effroyable accident et retrouve, grâce au concours involontaire de Lady Di, la piste de la fausse sourde et muette



Antoine ouvrit les yeux sur le plafonnier d’une chambre hôpital. Sa vision étant floue, il chercha de la main ses lunettes sur une éventuelle table de nuit.

— Les cherchez pas, elles sont mortes.

Un homme barbu et jovial se pencha sur lui.

— Dites donc, mon vieux, c’est la première fois que je vois un type aussi veinard que vous.

Antoine tenta de se redresser et laissa échapper un cri de douleur.

— Deux côtes cassées, c’est-à-dire peanuts. Les airbags vous ont sauvé la vie.

D’accord. Il avait eu un accident. Il n’en était pas surpris, ce n’était jamais que le deuxième en trois jours. Et il se trouvait dans un hôpital. Lequel ?

— À la Salpêtrière, répondit le docteur. Les pompiers n’en revenaient pas. Ils ont mis une heure pour vous désincarcérer. Ils pensaient vous retrouver en morceaux.

— À la Salpêtrière ?

— Faut vous reposer maintenant, vous avez quand même subi un sacré choc. Vous saviez que vous aviez un petit problème d’arythmie cardiaque ?

— Pardon ?

— On a vu ça aux examens. C’est pas dramatique, mais il faut quand même faire attention, dit le toubib en sortant.

Au prix d’une douleur relativement supportable, Antoine récupéra sa montre et son portable, posés sur une tablette en métal près du lit. Le téléphone était totalement hors d’usage, mais Antoine était persuadé que c’était Hélène qui l’avait appelé juste avant l’accident. Quant à sa montre, le verre étoile du cadran fragmentait l’heure figée à 4 heures 12. Pourvu qu’ils n’aient prévenu personne… Il imaginait l’état de sa mère, réveillée en pleine nuit, en proie à toutes les inquiétudes. Antoine se tourmenta ainsi un gros quart d’heure, jusqu’à ce qu’une infirmière lui fasse une injection de sédatif, qui le plongea rapidement dans un sommeil épais et dépourvu de rêves.

Il en fut tiré trop tôt à son goût par l’infirmière de jour, qui lui prodigua quelques soins rapides. Il avala goulûment un petit déjeuner insipide car il mourait de faim, puis dressa mentalement un bref récapitulatif de la situation, en déduisit qu’effectivement, il avait eu de la chance ; en plus, ça réglait définitivement les problèmes de parking de la Mercedes. Quant aux assurances, Billy pouvait se les carrer dans le cul.

À part la douleur que lui procurait le simple fait de respirer un peu fort, le seul vrai désagrément était le flou dans lequel il baignait. Il sortirait certainement de l’hosto dans l’après-midi, se ferait faire illico une nouvelle paire de lunettes, il y avait bien un opticien dans le coin de la Salpêtrière.

« Salpêtrière »… Le mot fit une pirouette dans sa mémoire et retomba pile sur la case « cette vieille saleté de fausse sourde et muette ». Antoine eut une brusque montée d’adrénaline, ignorant ses côtes douloureuses se redressa dans son lit et tenta de se lever. Les murs valsèrent autour de lui mais il tint bon. Distinguant les contours d’une chaise et quelque chose de sombre posé dessus, qui devait être ses vêtements, il tentait quelques pas vacillants lorsque le docteur entra dans la chambre. Pas le même que la veille, un petit bonhomme à la voix sèche, qui lui demanda ce qu’il foutait debout. Il voulait sortir. Le petit docteur sec ricana que c’était hors de question et l’infirmière qui l’accompagnait reconduisit Antoine d’une main ferme jusqu’à son lit.

— J’ai besoin de téléphoner, mon portable est foutu, je vois rien sans mes lunettes, je vais pas rester comme ça !

— Il y a un téléphone sur la tablette, on vous le branche, vous appelez qui vous voulez mais vous ne sortez pas aujourd’hui. Et calmez-vous !

L’infirmière lui colla un thermomètre dans le bec, le toubib lui prit la tension, l’ausculta sans trop de ménagement – ce qui arracha à Antoine plusieurs rictus de douleur –, conclut que ça n’allait pas trop mal et qu’il serait sur pieds dès le lendemain. En attendant, il ne devait pas quitter le lit.

— Et si j’ai envie de pisser ?

— Faites comme tout le monde, demandez le bassin ! répondit le docteur. Ah, la police veut vous interroger, glissa-t-il d’un ton plutôt perfide en sortant de la chambre.



La police, en la personne d’un flic en civil, apprit à Antoine qu’il avait été contrôlé positif à la prise de sang, un gramme cinq, et que son permis lui serait sûrement retiré. Antoine s’en fichait éperdument, vu qu’il conduisait une fois tous les trente-six du mois. Avant de partir, le flic ajouta qu’il avait du bol de n’avoir blessé ni tué personne, parce que, là, c’était la taule assurée. Antoine n’avait qu’une chose en tête : la vieille était sûrement là, c’était l’occasion ou jamais de mettre la main dessus. Le problème, c’est qu’il ignorait son nom… Mais ça pouvait s’arranger. Il appuya sur la sonnette d’appel.

Dix minutes plus tard, l’aide-soignante arriva, une femme noire, assez corpulente, au sourire éclatant… Un peu gêné, Antoine demanda le bassin.

— C’est vous, le miraculé ? demanda-t-elle en rabattant les couvertures et en posant la bassine entre ses jambes. Vous voulez de l’aide ?

— Non, ça va aller… C’est juste que je ne peux pas me lever.

C’était surtout qu’il n’avait aucune envie de pisser.

— Vous avez eu l’accident au même endroit que Lady Di. C’est incroyable !

— Ah bon… pas de souvenir.

— C’était une femme merveilleuse. Je me suis dit : « Marie-Ange, le monde est vraiment pas juste…» Ça m’a rendue très triste.

— Moi aussi, répondit Antoine.

Ce qui n’était pas totalement faux mais une très bonne entrée en matière. Sans chercher, Antoine débita avec une sincérité de professionnel un gros mensonge :

— J’ai eu l’occasion de connaître un de ses secrétaires…

— Non, c’est pas vrai ! cria presque l’aide-soignante.

— Je suis dans les assurances. Je l’ai rencontré pour un contrat à Londres.

Elle s’assit sur le lit.

— Racontez-moi.

— Volontiers, mais pourriez-vous reprendre le bassin, je croyais avoir envie et finalement, rien…

— C’est pas grave, fit-elle en retirant le bassin et en le posant sur ses genoux. C’est le choc. Il faut boire beaucoup.

Elle lui remplit un verre d’eau et le lui tendit.

— Il vous a raconté des trucs sur la princesse ?

Il se sentait un peu merdeux de monter un si gros bobard à une femme aussi sympathique mais, après tout, ce n’était pas bien méchant. Prudemment, il resta dans les généralités inoffensives : Diana adorait le bleu, c’était quelqu’un de timide et de très très gentil. Et elle raffolait des porte-bonheur à deux sous.

— Ça, je savais pas, dit Marie-Ange.

— Moi aussi, j’aime les porte-bonheur. D’ailleurs, j’en ai acheté un la semaine dernière, et j’ai appris que la pauvre femme qui les vendait s’était fait agresser. J’ai entendu dire qu’elle était ici. Vous êtes au courant ?

— Vous savez, c’est une ville, ici. En tout cas, elle est pas dans ce service.

— Ça m’a fait de la peine, une vieille dame sans défense, attaquée par ce tueur.

— Ah oui, bien sûr, l’Étrangleur. Bien sûr… Elle est encore là, la pauvre femme.

— Vous pourriez savoir où elle se trouve ? J’aimerais lui dire bonjour.

— Pas de problème. Vous êtes gentil… On s’occupe pas tellement des vieux en métropole.

Il se sentit minable, mais le plus dur était fait.

— Je vais appeler une collègue. Je peux pas d’ici, c’est interdit. Je reviens vous dire.

Un quart d’heure plus tard, Antoine connaissait le nom de cette vieille saleté de fausse sourde et muette : Paola Beautreillis – un nom de princesse pour une sorcière – et le service dans lequel elle se trouvait.

Juste après le départ de l’aide-soignante, il fut saisi d’une réelle envie de pisser. Hors de question de la déranger à nouveau ; ses mensonges successifs, même bénins, commençaient à lui peser sur la conscience. Se mordant les lèvres au sang, il réussit à atteindre le cabinet de toilette en moins de deux minutes. Pour s’apercevoir qu’il n’y avait qu’un lavabo. Rassemblant son courage, Antoine se haussa sur la pointe des pieds pour se mettre à bonne hauteur, quand des cris retentirent dans la chambre :

— Il est où, mon fils ! Antoine ! Il est où ? Je veux savoir la vérité ! Mademoiselle, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Calmez-vous, Madame, il doit être dans le cabinet de toilette, répondit la voix de Marie-Ange.

Où Antoine pissait une rivière sans parvenir à stopper le jet. Il était toujours dans la même position, la queue dans le lavabo, lorsque l’aide-soignante entra. Antoine, tétanisé, ne put s’arrêter. Marie-Ange dit, avec son doux accent créole :

— C’est ce qui manque ici, les toilettes. Vous voulez que je vous aide ?

Antoine fit « non » de la tête, rabaissa la chemise hôpital et s’inonda les pieds avec les dernières gouttes.

Appuyé sur le bras de Marie-Ange, il regagna son lit, où était assise sa mère, les yeux rougis, décoiffée, sans maquillage. Debout derrière elle, Billy affichait une expression débonnaire et compatissante, un petit sourire aux lèvres. Antoine ne le distinguait pas vraiment, mais il le devinait. Madame Meyer se leva d’un bond à la vue de son fils, se jeta sur lui et le serra dans ses bras. Antoine hurla. Elle poussa un cri aigu et le relâcha.

— Côtes cassées, expliqua l’aide-soignante. C’est douloureux mais pas méchant.

— Tu verrais la voiture, dit Billy… une compression de César !

— Désolé, dit Antoine froidement.

— Mais ça n’a aucune importance… Tu es en vie, tu n’as rien de grave, mon chéri, le reste… Tu sors quand ?

— Demain, sans doute. J’aurais besoin d’une paire de lunettes, je suis dans le schwartz complet. Il doit me rester une vieille paire de rechange à la maison. Tu pourrais me les rapporter aujourd’hui, maman ?

Billy répondit à sa place que pas de problème, un coursier les déposerait dans sa chambre. Il suffisait qu’Antoine lui file les clefs.

— J’ai un double, dit sa mère. William, prends-lui aussi quelques affaires, qu’il puisse se changer, ce pauvre chou.

— Parfait, tu auras ça cet après-midi.

L’idée que Billy aille fouiner chez lui ne l’enchantait guère, mais il n’avait pas le choix.

— Tu m’as fait une de ces peurs, je te croyais mort, mon chéri ! Comment c’est arrivé ?

— Au même endroit que Lady Di, juste en face, intervint Marie-Ange. C’est fou, non ? Surtout qu’il a rencontré son…

— Bêtement, coupa Antoine, j’ai voulu ramasser mon portable, un truc ridicule…

Sa mère l’embrassa sur le front en prenant garde de rester à distance.

— Tu as faim, mon lapin ? J’appelle chez Fauchon, ils te livrent dans l’heure, ce sera quand même meilleur que la nourriture de l’hôpital.

— Il paraît que c’est pire que la bouffe anglaise, dit Billy en rigolant.

Marie-Ange, légèrement vexée, fit remarquer qu’elle mangeait ça tous les jours et qu’elle ne s’en portait pas plus mal. Comme personne ne lui répondit, elle sortit, après un dernier sourire complice à Antoine.

— Vous me reparlerez de Lady Di ? lui lança-t-elle avant de refermer la porte.

— C’est quoi cette histoire ? demanda Madame Meyer.

— C’est rien, c’est à cause du lieu de l’accident. Sous le pont de l’Alma.

— C’est plus classe, dit Billy en rigolant. Sa mère insista encore sur Fauchon.

— Non, merci Maman, je n’ai pas très faim.

Il céda sur une petite boîte de macarons Ladurée, pour lui faire plaisir. Elle promit de venir le chercher à sa sortie et lui donna toutes sortes de recommandations typiquement maternelles avant de partir.

Il ingurgita un thon froid mayonnaise et des haricots verts sans saveur, sous l’œil intéressé de l’aide-soignante qui le soumit à un feu nourri de questions sur Lady Di.

— Je savais pas qu’elle avait les pieds sensibles !

— Oh c’était un vrai problème, surtout que, de par sa fonction, elle était appelée à beaucoup marcher.

— Moi, j’ai des oignons, dit Marie-Ange.

— Œils-de-perdrix, répliqua Antoine, elle, c’était des œils-de-perdrix. Avec en plus des ongles incarnés. Elle a dégusté.

Les bobards lui venaient à l’esprit avec une facilité qui l’étonnait lui-même. Mais Marie-Ange paraissait insatiable, elle voulait tout savoir.

Il était à cours d’imagination lorsque le coursier arriva. Il chaussa ses vieilles lunettes, un modèle rectangulaire qui ne lui allait pas du tout, et put enfin appréhender son environnement avec une relative netteté. Il donna la boîte de macarons Ladurée à l’aide-soignante, en lui précisant que c’étaient les préférés de la princesse. Marie-Ange sortit de la chambre sur un petit nuage, et Antoine passa au plan B.

Il mit vingt minutes pour s’habiller, avec des pauses de récupération, et fut enfin prêt à remonter à la source de tous ses malheurs. Il se perdit plusieurs fois dans le dédale des couloirs, en sueur, les mâchoires serrées sous la douleur constante, avant d’arriver devant la chambre qu’occupait Paola Beautreillis.